Bureau de vote numéro 5, centre 012 de l’Ecole des Martyrs, quartier Lakouanga, 2ème arrondissement de Bangui, République Centrafricaine

  • Nicolas Teindas

Elle a le visage froissé de ceux qui ont trop vite dormi. Trop vite, trop peu.

Trop mal aussi. Les draps encore imprimés sur la partie gauche de son visage détaillent en courbes et sillons les tourments de sa courte nuit.  Trop chaud sous la moustiquaire. Musique trop forte chez les voisins depuis qu’ils ont retrouvé un peu de quiétude. Trop de stress aussi, dans son demi-sommeil. Car en ce matin du 14 février, Sylvette est, pour la troisième fois, présidente du bureau de vote numéro 5, centre 012 de l’Ecole des Martyrs, quartier Lakouanga, 2ème arrondissement de Bangui, République Centrafricaine.

La République Centrafricaine. Elle a le visage froissé de ceux qui ont mal grandi. Des frontières toutes en sinusoïdes, inhabituels courbes et sillons de rivières alanguies ou de montagnes oubliées dans un continent brutalement partagé à la règle à la Conférence de Berlin de 1884. Elle semble toute petite, écrasée par ses géants voisins tchadiens, soudanais (depuis divisés en deux) et congolais. Congolais du Grand Congo, bien sûr. Elle semble toute petite, et bien au centre de l’Afrique, la Centrafrique. Un nom  jeté en pâture au peuple de l’Oubangui-Chari,  conséquence d’un excès de zèle du dernier administrateur des colonies.

Elle est fatiguée, Sylvette ;  elle sait que la journée va être aussi longue que sa nuit a été courte. Qu’elle devra expliquer patiemment aux électeurs qu’ils ne pourront pas tous voter. Qu’elle fera face à des mécontents. Qu’elle risquera sa vie, aussi. Elle a entendu le témoignage de sa cousine là-bas, quelque part dans la Nana-Mambéré, qui a été forcée d’accepter le vote de dizaines d’électeurs impatients et mécontents car non admis à voter comme au référendum, sous peine de voir son bureau saccagé. Et les forces de sécurité promises qui avaient alors fait défaut.

En ce matin du 14 février, elle ne pense pas trop au jour des amoureux. Le destin qui épouse son pays, toutes les allusions douteuses entre le processus électoral et le pays convolant en justes noces, elle s’en fout un peu. Elle espère juste que ça se passera bien, et ça sera beaucoup. Il est 5h30 et elle est déjà sur le pied de guerre, deux pieds dans la paix. Le bureau de vote numéro 5, centre 012 de l’Ecole des Martyrs, quartier Lakouanga, 2ème arrondissement de Bangui, République Centrafricaine, est entièrement féminin. Les yeux encore embués de sommeil contrastent avec la précision des gestes qu’elle sait accomplir : réception des urnes, recensement du matériel sensible qu’elles contiennent. Déploiement du carton en kit  qui fera office d’isoloir. Apposition de l’heure d’ouverture sur les procès-verbaux. Pose des scellés sur les urnes présentées vides aux électeurs matutinaux. Elle endosse le gilet d’agent électoral et ses responsabilités en même temps. Devant son bureau, elle a scotché le grand poster d’IRI, « le chemin de l’électeur ». Elle sourit quand je lui dis que nous les avons partagés avec l’Autorité Nationale des Elections : oui, me dit-elle, je les connais. Lors de la sensibilisation dans les quartiers, les gens les emportaient chez eux pour les afficher dans leurs salons !

Sylvette est soulagée : aujourd’hui, elle a reçu assez de bulletins, à la fois pour la présidentielle et les législatives. Au 30 décembre dernier, les bulletins arrivés pour l’élection des députés n’étaient pas les bons. Une inversion avait empêché le vote. Alors on n’avait voté que pour le futur Président.  L’encre indélébile, qui enduira la lunule de l’index, preuve du devoir accompli, ne manque pas à l’appel. Soulagée aussi, car la MINUSCA* est là. Les Casques Bleus pourront venir à sa rescousse en cas de problème. Au moins, elle ne sera pas seule comme sa cousine, là-bas.

Ca y est, tout est prêt : à l’Ecole des Martyrs, les tables éreintées de graffitis ont été remisées au fond de la salle. Le bel isoloir aux effigies centrafricaines se fait une place au fond, milieu des bureaux empilés. Au centre de la pièce dégagée trônent les urnes.  De part et d’autres, les représentants des partis  politiques et les rares observateurs prendront place sur les quelques bureaux laissés à cet effet. Tous à l’école de la démocratie dans ce pays où rares ont été les scrutins libres et transparents. L’Etat centrafricain, ventriloque de la communauté internationale, l’assure : celui-là tâchera de se conformer au maximum aux standards internationaux. Pas sûr qu’aux quatre coins du pays exangue il en soit ainsi, aux confins mal contrôlés de la Vakaga, du Haut Mbomou ou du Baningui-Bangoran.

Mais ici à Bangui, tout est prêt, donc, dans bureau de vote numéro 5, centre 012 de l’Ecole des Martyrs, quartier Lakouanga, 2ème arrondissement de Bangui, République Centrafricaine. Et sous les yeux des premiers admis dans la pièce mal éclairée, les trois agentes du bureau votent. Sylvette en tête. Puis Béatrice. Et Gervaise. Elles inscrivent leur nom sur la liste de dérogation. Celle qui a beaucoup trop servi, les 13 et 30 décembre dernier, pour faire voter les déplacés dont les noms ne figuraient pas sur la liste. Sylvette, Béatrice et Gervaise savent que, cette fois, elles ne doivent plus utiliser cette liste à cet effet. Elles prennent chacune deux bulletins (élections présidentielle et législatives), disparaissent derrière l’isoloir en kit. Apposent le tampon sur le candidat de leur choix, plient leurs bulletins. A voté, hurle Sylvette, lorsque Béatrice, puis Gervaise glissent leur bulletin dans l’urne. Le code électoral impose de commenter l’acte à « forte voix ». Et, pour marquer le coup, sursaut d’autorité, elle tape sur l’urne. Ce n’est pas dans le code, mais on ne lui en tiendra pas rigueur. Un tour auprès de la liste pour signer, le doigt dans l’encre et c’est fait.

La journée peut commencer. 10 heures sans interruption, dit le code électoral. Et après l’effort, encore l’effort. Sylvette, Béatrice et Gervaise, et les 16623 agents des 5441 bureaux de vote dépouilleront les bulletins, fatigués de leur journée de travail, sous les yeux attentifs des observateurs, journalistes, représentants de partis politiques.  La journée pourra alors prendre fin. On n’y est pas encore, mais ce matin-là, les traits encore tirés, Sylvette rêve déjà de lendemains qui chanteront son visage défroissé dans un pays défroissé.

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